Quels rapports, du point de vue de la santé, entretiennent les martiniquais avec leur corps et les organismes de santé ?
Les réponses à ces questions nous conduisent à articuler trois approches :
- La première qui prendra en compte la période formative de la société martiniquaise ;
- La deuxième se référant aux premières phases de l’implication majeure de la puissance publique dans le domaine ;
- La troisième approche nous conduira à évoquer cette question dans le contexte actuel.
Esclavage et soins du corps à la Martinique
C’est le système esclavagiste des Amériques qui constitue le berceau de naissance de la société martiniquaise : nous naissons dans le précipité du système esclavagiste et dans le précipité de la plantation sucrière.
L’esclavage : élément moteur de la plantation ; la plantation sucrière : élément moteur de la productivité du système.
La brutalité et l’avidité au gain dans toute la chaine de production, expliquant alors cette conclusion chiffrée de biens des chercheurs et spécialistes : l’espérance de vie d’un esclave échoué dans une plantation sucrière aux Antilles était en moyenne d’une quinzaine d’années.
Dans un tel contexte on ne peut que mieux comprendre le fait que, les soins du corps furent d’abord l’affaire des esclaves eux-mêmes.
Situation qui allait conférer aux soins du corps deux caractéristiques majeures encore présentes dans notre société contemporaine :
- Leur résiliente générosité : vivre / survivre en dépit des traumatismes et n’exclure aucun de ce processus ;
- Leur adossement à des gestes de soignante naturelle du fait de la grande richesse végétale de la nature environnante et du fait aussi de la « science » des esclaves.
En conclusion on peut dire que la période formative allait imprimer deux marqueurs déterminants dans le soin du corps en Martinique :
- Pas d’exclusion, on s’occupe de tout le monde. Nos familles traditionnelles nous ont toujours initiés à cette dynamique de l’inclusif : du « kochi » au bien-portant, du jeune au vieux, du « félé » au bien-pensant, tout le monde a droit aux soins naturels.
- L’appui majeur sur les connaissances du milieu naturel : les « dôktè fè’y » demeurent au cœur du système en fonctionnement.
Dans son ouvrage « Un dimanche au cachot », Patrick Chamoiseau illustre avec finesse ces deux marqueurs déterminants dans ce lieu clos que fut la plantation sucrière : « Que la nouvelle venue avait souffert longtemps d’une vraie calamité : des squames grimaçaient su sa peau et ses pupilles s’effaçaient par moments. Que L’Oubliée avait pu la soigner et que cette infortune avait été vaincue. … Que, secondant L’Oubliée, l’Africaine avait fait montre d’une sapience formidable. Qu’avec trois feuilles elle pouvait (bien mieux que l’Esculape) faire croûter une gale de sept ans. Qu’elle pouvait assécher un moignon sans gangrène et calmer la fièvre tierce. Que ces exploits permirent au Maître de croire qu’il pourrait user du moindre nègre éclopé jusqu’à la dernière fibre. »
L’implication initiale majeure, de la puissance publique
Fort du décret du 17 octobre 1947, la puissance publique se trouve dotée d’une certaine capacité pour assurer un minimum de protection face à la maladie, l’invalidité, la vieillesse. De vigoureux efforts sont consentis pour doter le pays d’adduction d’eau potable, de réseaux d’égouts. Volonté également de créer des structures de soins préventifs et de moderniser les hôpitaux.
On pourrait résumer cette implication initiale majeure de la puissance publique en matière de santé autour de trois grandes orientations :
- Traiter les grands fléaux sociaux et les pathologies infectieuses ;
- Orchestrer les campagnes de prévention et d’amélioration du niveau et du cadre de vie de la population ;
- Orienter sur : la santé publique et les soins communautaires.
Et dans cette dynamique d’engagement de la puissance publique, semblait se dessiner dans le subconscient collectif, comme un partage des rôles entre le guérisseur et le médecin :
- Le médecin répare la partie atteinte du corps ;
- Le guérisseur (« gadèd zafè », « dôktè fèy », voyant) prévient et chasse le Mal.
Peu à peu les religieuses sont congédiées laissant place à un personnel laïc non préparé aux responsabilités et encore dépourvu d’un véritable savoir-faire professionnel. Toutefois, une autorisation d’exercer sera délivrée à des infirmiers formés sur le tas.
Certaines soignantes parties à leurs frais en formation de Cadres infirmiers en France, continuèrent d’évoluer dans les services selon encore un régime de dysfonctionnement et de sous-emploi. En matière de formation cependant, quelques efforts avaient été consentis. Ainsi en mars 1985, onze surveillantes venant des centres hospitaliers de La Meynard, Lamentin et Trinité recevaient pour la première fois une formation de Cadres Infirmiers sur place.
L’apparition en 1979 de l’Association des Infirmiers de la Martinique (A.D.I.I.M) allait activer le lien entre les soignants des différents secteurs d’activité et initier la mise en place de journées de réflexions destinées à aider les I.D.E à :
- Acquérir une identité ;
- Découvrir et comprendre les courants qui modifient la conception du soin infirmier en Martinique ;
- Adapter leurs services aux besoins des usagers.
En conclusion il nous semble important de noter le fait que le coup de pousse initial majeur de la puissance publique s’est vu relayé par une implication et une responsabilisation plus grande des professionnels.
Le contexte actuel
Deux données à prendre en compte dans la situation d’aujourd’hui :
- L’importance de la population mondiale : nous sommes huit milliards de voisins et constituons de ce fait un marché prometteur pour l’industrie de la santé et des soins du corps ;
- L’importance de la capacité de production de l’industrie pharmaceutique et des soins du corps, du fait de l’extraordinaire progrès technique et technologique du XX -ème siècle.
Cela signifie qu’aujourd’hui, les problématiques relatives à la santé et aux soins du corps sont objectivement travaillées par des questions de rentabilité ; le marché de la demande comme le marché de l’offre étant profitable à cette expansion.
Dans cette nouvelle contextualisation, s’impose une autre approche et une nouvelle précision de la définition de la notion de santé publique.
Dans la Martinique d’aujourd’hui on se plaint :
- Des modalités de prise de rendez-vous avec les spécialistes ;
- Du manque de couverture complémentaire pour une partie de la population ;
- Du périple tortueux de l’accès aux soins ;
- De la distanciation qui semble s’élargir entre patients et établissements de soins ;
- De la non-attractivité des conditions de travail dans les hôpitaux ;
- De la valse des intervenants.
Parallèlement, dans la Martinique d’aujourd’hui, un nombre conséquent de pathologie semble lié à des postures comportementales. Le consommateur lambda, de plus en plus « conditionné », de plus en plus « enveloppé » par le flot et le flux d’images et de messages, se laisse prendre au piège. Une véritable orchestration de la pulsion à consommer, à sur-consommer serait peut-être facteur de maladies, auquel s’ajouterai la détérioration de la qualité naturelle du milieu ambiant.
« Dans cet emballement pour la marchandise ou l’objet-signe, la Martinique se transforme en réserve de la grande défonce ; d’un côté ceux qui se défoncent via le surendettement dans la consommation de marchandises ou d’objets-signes importés, de l’autre ceux qui se défoncent en consumant « la roche » ou autres drogues. » ( Fabrice Birota, Serge Domi, Max Tanic : « La saison des nouveaux commencements »)
Un tel contexte impose de mettre l’accent sur une hygiène de vie de qualité articulant : hygiène diététique ; hygiène alimentaire ; hygiène comportementale. Le recours aux soins médicaux serait ainsi limité. Mettre l’accent sur la dimension éducative en matière de santé publique sembler constituer un incontournable.
La responsabilité de « soi », vis-à-vis de son propre corps est une donnée désormais centrale à instiller publiquement. Un vaste chantier d’investigation serait dès lors à ouvrir sur notre rapport à notre écosystème et à notre corps. Les stratégies de résilience fécondées tout au long de notre résistance collective et aux luttes pour la libération ( si riches, si féconds, si méconnus) pourraient constituer des pôles de référence, voire d’inspiration.
Le rapport au corps tel qu’il s’est constitué durant cette période demeure encore largement inconnu voire dévalorisé. Nous pensons au contraire qu’il nous serait important et utile de mesurer ses contours et comprendre sa logique constitutive.