Il serait temps de nous poser la question alors que nous attaquons la quatrième édition de cette newsletter. C’est là le bonheur de ce genre littéraire: il est accueillant. Le mot «polar» recoupe nombre de catégories: le thriller politique ou psychologique, le polar historique, le roman noir, le roman policier classique que les Britanniques appellent cosy ou whodunit, le roman d’espionnage… C’est open bar.
Ces temps-ci, une catégorie a particulièrement la cote: le roman du réel ou narrative non-fiction ou encore true crime. Un fait divers raconté à la façon d’un roman. Ce n’est pas une nouveauté, l’auteur américain Truman Capote en était devenu le chef de file en 1966 avec In Cold Blood (De sang-froid), récit véridique du meurtre, sans mobile apparent, de quatre membres d’une famille de fermiers du Kansas. Il en vendra des millions d’exemplaires. Quelques années plus tôt, en France, l’écrivain Jean Giono avait publié Notes sur l’affaire Dominici, un fait divers qui avait défrayé la chronique en 1952, l’assassinat d’une famille d’Anglais qui campaient sur des terres appartenant à Gaston Dominici. Plus récemment, des livres comme l’Empreinte (Sonatine) d’Alexandria Marzano-Lesnevich, Tokyo Vice (Marchialy) de Jake Adelstein, le Candidat idéal d’Ondine Millot (Stock) ou l’Inconnu de la Poste (l’Olivier) de Florence Aubenas ont fait grand bruit. Ce mois-ci, Guillaume Gendron a lu pour nous Elle s’appelait Sophie (l’Archipel), l’enquête que consacre le Britannique Nick Foster à Ian Bailey, accusé du meurtre de Sophie Toscan du Plantier en 1996 en Irlande. Et nous avons dévoré le fabuleux American Predator (Sonatine) de Maureen Callahan, récit haletant du parcours d’un tueur en série américain insoupçonnable (lire ci-dessous) qui nous a convaincue de la force littéraire de ces récits. Les éditions Robert Laffont en sont aussi convaincues: elles vont lancer en janvier un nouveau label, «les Ondes», au sein de leur collection «la Bête Noire», qui publiera spécifiquement «des textes inédits inspirés par l’univers du crime». Sa responsable, Camille Racine, nous l’a affirmé: «Raconter la société, c’est un développement naturel du roman noir. Avec la narrative non-fiction, le lecteur est pris au collet parce que l’histoire fait appel à des émotions humaines. Cela permet de renouveler le genre.» Premier titre à paraître, le 6 janvier, En votre intime conviction, de Clémentine Thiebault, qui raconte comment elle a été désignée pour se mettre sept jours dans la peau d’une jurée de cour d’assise. Suivra le 8 mars un recueil de textes de femmes détenues, fruit de quatre ateliers d’écriture, puis en octobre un fait divers géorgien narré par Dato Tourashvili. «On ouvre ce label à toutes les périodes de l’histoire et tous les territoires, nous n’aurons aucun problème à en publier deux à cinq par an», assure Camille Racine. Si vous n’avez jamais essayé, allez-y les yeux fermés, piochez un des titres que nous venons de citer, c’est cadeau.
Alexandra Schwartzbrod
Directrice adjointe de la rédaction
Dans l’enfer de Vukovar
Timothée Demeillers a reçu fin novembre le Prix Hors Concours 2021 pour son formidable roman noir Demain la brume (Asphalte), que nous avions chroniqué le 3 décembre 2020 dans Libé. Un roman noir plein d’énergie et d’émotion sur la guerre en ex-Yougoslavie, un sujet qui revient malheureusement hanter l’actualité. Si vous appréciez cet auteur autant que nous, sachez qu’il publie en janvier, avec Grégoire Osoha, Voyage au Liberland (Marchialy), une enquête littéraire sur une micro-nation créée en 2015 au coeur des Balkans. A.S.
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«Artifices» : à cheval sur les sentiments
Même s’il n’est pas présenté comme un polar, le dernier roman de Claire Berest, Artifices (Stock), joue avec les codes du genre et c’est plutôt réussi. On y trouve un flic taciturne comme dans tout bon hard-boiled, du suspense, des morts et des retournements de situation, que demander de plus? Si, une scène de sexe torride en pleine séance de… shampooing antipoux.
«Elle était là, sur lui, à cheval sur lui, ses cheveux mouillés plaqués à ses épaules, et ses seins, ses seins qui semblaient ne jamais avoir eu à s’excuser de quoi que ce soit. Comment peut-on avoir des seins aussi libres? Elle était là, sur lui, presque nue, et ça ne grattait plus. Ce n’est pas tant l’acte, ça peut être si banal le commerce des corps, non, là, c’était toute sa peau à lui qui se couvrait de bleus à force de se cogner à ses os à elle, ses os si beaux sous la peau. […] C’était sa hanche dans ses creux, ses genoux dans ses yeux, sa bouche qui avale le sang directement sur la pompe des poumons, en morsures. C’était la déchirure de la peau pour voir ce qui se trame en dessous de dangereux, c’était s’y rendre au danger, la bouche grande ouverte, une bonne fois pour toutes. Voix d’Elsa dans l’oreille quand elle fondait sur son bassin, du beurre dans du beurre, le chaud, poisseux, qui recouvre, sa voix qui lui dit distinctement : “Tu sais, Abel, je te voulais.” […] Les yeux d’Elsa. C’est ça qu’il faut au sexe: le mystère. Sinon c’est un parking.» A.S.
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Santiago Amigorena: “J’ai commencé à écrire un polar que je n’ai jamais fini”
Il poursuit depuis 1998 une œuvre autobiographique singulière, très éloignée du polar. Pourtant, quand nous l’avons rencontré fin novembre dans les Caraïbes, au festival Ecriture des Amériques où il venait présenter son dernier roman, le Premier exil (P.O.L), l’écrivain et scénariste franco-argentin nous a confié son intérêt pour le genre.
Tu lis des polars?
Plus maintenant mais j’en ai beaucoup lu quand j’avais 20 ans. Il y avait une librairie dans le Marais qui ne vendait que ça. Je lui ai acheté beaucoup de vieilles éditions de la Série noire. Une année, elle a même vendu un agenda sur le modèle de la Série noire, avec une phrase d’auteur de polar chaque jour, c’était mon agenda de l’année 1985. Je choisissais souvent les livres en fonction du titre. Vers 17-18 ans, avec mon frère et des copains du lycée tel Cédric Klapisch, on s’est pris de passion pour Elles se rendent pas compte et Et on tuera tous les affreux, deux polars de Boris Vian-Vernon Sullivan très années 1950-1960, jazz et Saint-Germain-des-Prés.
Pourquoi tu t’es arrêté de lire des polars?
Peut-être parce que c’était trop facile. Il y a eu un moment de ma vie où je ne lisais que des livres qui me servaient directement. J’ai adapté deux Maigret pour la télévision, les Caves du Majestic et la Maison du juge, avec Bruno Cremer, alors j’ai beaucoup lu sur le personnage de Maigret et sur Simenon. Après, j’ai adapté pour le cinéma une nouvelle de Ross Macdonald, Une blonde dorée sur tranche rebaptisée le Loup de la côte ouest, j’ai donc lu tout Ross Macdonald. Chaque fois, je trouvais que la construction de l’intrigue était très forte.
Tu n’as jamais eu envie d’en écrire?
Vers 22 ans, j’ai entamé un polar que je n’ai jamais fini. Et il y a presque deux ans, j’ai écrit une première page d’un polar sanglant, la découverte d’un meurtre. Je le finirai peut-être un jour. Je suis bien en train de travailler sur un livre dont j’ai écrit la première page il y a… dix ans.
Recueilli par Alexandra Schwartzbrod
Photo : Ulf Andersen / Aurimages via AFP
Qui voudrait d’un espion rectiligne et prévisible?
Silverview, «la vue argentée», est le nom d’une grande maison, à flanc de colline, posée en retrait d’une petite ville balnéaire de l’Est-Anglie, région assez isolée et battue par les vents de l’est de l’Angleterre. Silverview donne le titre au roman posthume de John Le Carré, maître des récits d’espionnage, et pourtant la bâtisse n’occupe pas une place de choix dans ce livre. Elle est là, présente, massive. Mais sans plus. Ce ne sont pas ses murs qui hantent ce roman d’un peu plus de 200 pages. Sous la plume de Le Carré, ce sont les hommes et les femmes qui marquent le récit. Nous avons lu pour vous le texte original car la tranduction en français ne sera pas disponible avant l’automne 2022. S.D-S.
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Jeudi polar : dans les pas d’un tueur en série
«Au bord d’une voie rapide, dissimulée derrière des congères d’un mètre cinquante de haut, se cache une cahute isolée dont les murs bleu canard tranchent avec le gris de l’asphalte et des grandes surfaces voisines. Les automobilistes de la région la connaissent bien et beaucoup s’y arrêtent sur le chemin du travail pour prendre un café à emporter. Le 1er février 2012 au soir, Samantha Koenig, 18 ans, était seule pour tenir ce café où elle était employée depuis moins d’un mois. Ce jeudi 2 février, personne ne sait où elle se trouve.» Ainsi commence American Predator (Sonatine), un true crime (récit policier du réel) de la journaliste américaine Maureen Callahan, journaliste au New York Post.
Après cette entrée en matière, impossible de lâcher le livre. On va découvrir ce qui s’est passé grâce à une caméra de vidéosurveillance qui montre un inconnu emmener l’adolescente sous la menace d’une arme. Une vraie chasse à l’homme commence alors. Elle va permettre au FBI de mettre la main sur un suspect en apparence ordinaire qui va s’avérer être l’un des tueurs en série les plus terrifiants des Etats-Unis. Dans un style chirurgical très efficace, et à partir de centaines d’heures d’entretien avec des agents du FBI ayant travaillé sur cette affaire, Maureen Callahan retrace le parcours d’un véritable prédateur au modus operandi glaçant, un monstre dépourvu d’émotions. Elle raconte aussi les ratés d’une machine policière grippée par ses luttes internes. Nous l’avons interviewée par mail.
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Photo : Tatyana Lukyanova/Sputnik via AFP
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«Il la suit. Elle l’aperçoit dans le reflet de la vitrine au milieu des meringues, des babas, des éclairs et des choux. Dès qu’elle lève la tête, il s’éclipse, mais leurs regards se sont croisés, et d’un coup elle est une mouche dans une flaque d’insecticide.»
Sens Interdits, Chantal Pelletier, à paraître le 13 janvier à la Série Noire (Gallimard)
On adore la façon dont Chantal Pelletier attaque ses romans noirs. La palme revient à l’incipit de Tirez sur le caviste que cette gourmande en écriture a publié en 2007 aux éditions La Branche (republié en 2020 par Folio): «Le céleri rémoulade était trop dégueulasse, et ma femme vraiment trop mauvaise cuisinière, je n’en pouvais plus, j’ai tiré.»
Quel meurtrier a été comparé à Lord Byron?
Drôle de cold case: le 23 décembre 1996, Sophie Toscan du Plantier, l’épouse du célèbre producteur, est atrocement battue à coups de parpaing dans son cottage irlandais, à la lueur de la pleine lune. Cold, ce meurtre? Ces derniers mois, deux docu-séries (dont une made in Netflix) l’ont réchauffé dans tous les sens. Et pour la justice française, l’affaire est un case résolu, le coupable ayant été condamné par contumace devant les assises en 2019 à vingt-cinq ans de prison. Depuis le départ, tout accuse Ian Bailey, puisqu’il s’agit de lui, ce journaliste égocentrique et violent se rêvant poète, que l’Irlande refuse d’extrader. Sur l’île, les magistrats estiment que la procédure n’est pas assez étayée. Alors les journalistes s’y collent. Ici, Nick Foster, plumitif british – comme Bailey – installé à Bruxelles, l’écriture souple et l’œil rompu au détail chair-de-poule, comme ce recueil de Yeats retrouvé dans la cuisine de la victime, ouvert à la page d’un poème sur la «mort solitaire en pays étranger». Quand il s’y met, en 2014, au moment où Bailey assigne l’Etat irlandais en justice pour avoir «détruit sa vie», Foster se veut agnostique. Certes, l’alibi de Bailey est «risible», et tout le village a vu ses mains couvertes de griffures au lendemain du crime. Mais son charisme l’impressionne (Foster le compare à Lord Byron, ce qui est pour le moins généreux). L’enquêteur l’approche, puis, pendant des années, le fréquente assidûment, dînant chez lui et lui glissant des billets de 50 euros «pour le faire parler». Bailey le considère comme un «supporter». Foster entretient l’ambiguïté. Finalement, en relisant les notes d’une journaliste de Paris Match qui avait utilisé Bailey comme fixeur dans les jours suivant le meurtre, Foster pense avoir trouvé la faille dans l’armure de bullshit de Bailey. Une mention ésotérique de déesse indienne, qui prouverait qu’il connaissait la victime, contrairement à ce qu’il a toujours dit. Le lecteur jugera. Reste un solide volume de true crime, où l’on regrette juste que l’auteur ne creuse pas plus la veine introspective découlant des implications morales de sa relation mutuellement vénéneuse avec l’insaisissable suspect. Guillaume Gendron
Elle s’appelait Sophie, Nick Foster, Ed. L’Archipel, 22 euros.
Photo : Peter Muhly/AFP
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Rituels meurtriers, antisémitisme et crimes sexuels dans un Berlin ultraréaliste
Berlin a toujours été un efficace personnage de polar: son passé à méandres, son climat hostile confèrent à toute enquête qui s’y déroule une aura de mystère et de soufre. Beaucoup d’écrivains ont choisi la période nationale-socialiste comme toile de fond, avec les tueurs de l’Hôtel Adlon de Philipp Kerr (2009) ou les trafics en tout genre de Harald Gilbers. Dans ce krimi («thriller») de Michael Wallner, le premier d’une trilogie, on se trouve face à un Berlin version 2020, plus réaliste que nature. Tout y est contemporain, juste, vrai, des références aux quartiers – Pankow l’ennuyeuse, Prenzlauer Berg la bobo, Lichtenberg la facho – aux boissons – le vin mélangé à l’eau pétillante, typisch deutsch, en passant par le S-Bahn (le RER local), l’aéroport si longuement attendu de Berlin-Brandebourg, le BER, objet de tant de quolibets, ou encore la série policière du dimanche soir Tatort. J.L.
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Ruck Lai / EyeEm/Getty Images/EyeEm
Une newsletter mensuelle réalisée par Alexandra Schwartzbrod
Avec Sonia Delesalle-Stolper, Guillaume Gendron, Johanna Luyssen
Documentation: Bénédicte Dumont et Claudine Mamy
Conception graphique: Christelle Causse et Kenza Zahraoui
Editing photo: Laure Troussière
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