Une coalition d’associations et de villes se sont basées sur le « devoir de vigilance » pour attaquer Total. Peut-il être tenu responsable de ses ravages écologiques, s’est demandé la cour d’appel de Paris ? Une audience inédite.
Paris, reportage du site Reporterre.
C’est son « plus gros dossier en quinze ans de barre ». Dès le début de sa plaidoirie, Me François de Cambiaire, du cabinet Seattle avocats, a donné le ton. Mardi 5 mars devant la cour d’appel de Paris se tenait une audience inédite. Son but : décider si le devoir de vigilance s’applique à TotalÉnergies, c’est-à-dire si la multinationale peut être tenue responsable des effets délétères de ses activités sur le climat. Pour la première fois, une affaire était examinée par la chambre chargée des litiges sur le devoir de vigilance et la responsabilité écologique des entreprises, créée au mois de janvier. Le délibéré sera rendu le 18 juin.
En première instance, la demande des associations avait été jugée irrecevable par le tribunal de Paris. « J’interviens aujourd’hui pour une coalition de six associations et de seize villes qui représentent 14 millions de citoyennes et citoyens, dit Me François de Cambiaire. Si l’appel échoue, cela « entraînera concrètement la mise au rebut du devoir de vigilance de nos plus grandes multinationales ».
Rembobinons. En mars 2017, la France s’est dotée d’une loi sur le devoir de vigilance, qui impose aux plus grosses entreprises et à leurs filiales et sous-traitants le respect de bonnes pratiques sociales et environnementales. C’est sur cette base qu’en octobre 2018, quatorze collectivités territoriales [1] et cinq associations [2], dont Notre affaire à tous et France Nature Environnement, ont interpelé Total sur l’absence de toute référence au changement climatique dans son premier plan de vigilance.
Des militants contre le projet Eacop de Total en Afrique de l’Est. Sous la pression de la coalition Stop Eacop, plusieurs banques dont trois françaises ont renoncé à financer le projet. © NnoMan Cadoret / Reporterre
Des discussions se sont engagées entre la coalition et la direction du groupe, un second plan de vigilance a été publié, mais rien n’y a fait : « Les ambitions climatiques de Total sont clairement en inadéquation avec la trajectoire 1,5 °C, la seule réellement cohérente avec les objectifs de l’Accord de Paris », résume Notre affaire à tous. En conséquence, la coalition a mis le groupe en demeure en juin 2019, et a saisi la justice en janvier 2020. Rejointe par trois villes supplémentaires et Amnesty international en septembre 2022, elle a demandé que Total soit condamné à publier un nouveau plan de vigilance dans un délai de six mois et qu’il mette en œuvre un plan de prévention des dommages écologiques de ses actions, et notamment de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre. Las, le tribunal de Paris a jugé cette action irrecevable le 6 juillet 2023.
« L’enjeu, c’est l’impunité des sociétés »
L’audience de mardi n’avait donc pas vocation à traiter de l’affaire sur le fond, mais bien de rediscuter de la recevabilité de l’action de la coalition. Les échanges ont donc été inévitablement très techniques, portant sur tel ou tel point très précis du droit – la définition précise d’une mise en demeure, la légitimité d’une collectivité territoriale à saisir la justice pour une affaire d’ampleur nationale, voire internationale, etc. Il a ainsi fallu plus d’une heure à la présidente pour énumérer tous les motifs d’irrecevabilité avancés par TotalÉnergies et contestés par les requérants. Un possible conflit d’intérêt en première instance – après qu’une ONG a révélé que le cousin germain du juge était cadre dans une filiale du groupe – a été rapidement évoqué. Ce n’est qu’en filigrane que la question fondamentale a été abordée : comment la loi sur le devoir de vigilance est-elle censée se traduire concrètement devant la justice ?
Les profits de Total : 21,4 milliards de dollars en 2023
Sur ce point, les avocats de la coalition ont plaidé pour que les acteurs de la société civile aient une réelle possibilité de traîner les multinationales peu vertueuses devant les tribunaux, pour pouvoir faire contrepoids à leur puissance financière et à leur pouvoir de nuisance. « L’enjeu, c’est l’impunité des sociétés », a plaidé Me François de Cambiaire. Et d’enfiler les données comme autant de preuves : les profits de TotalÉnergies – 21,4 milliards de dollars en 2023 –, à comparer aux 30 milliards d’euros consacrés par l’État français à la transition énergétique ; ses émissions de gaz à effet de serre – 1 % des émissions mondiales – supérieures aux émissions hexagonales – 0,9 % des émissions, hors émissions importées. « Aujourd’hui, TotalÉnergies est le deuxième développeur de projets pétroliers et gaziers dans le monde », a rappelé l’avocat.
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En face, les avocats de TotalÉnergies ont longuement exprimé leur répugnance à l’égard de débats judiciaires larges et circonstanciés sur le devoir de vigilance des multinationales. « Si vous acceptez de regarder tout l’environnement, le rapport X, Y ou Z sur le changement climatique, vous allez créer des contentieux très complexes et une difficulté quasi insurmontable pour les entreprises », a prévenu Me Romaric Lazerges. Son collègue Me Denis Chemla a pour sa part remis en question le bien-fondé des juges à condamner un groupe à appliquer des mesures précises d’atténuation des risques environnementaux. « On demande aux magistrats de se substituer aux administrations, aux comités exécutifs, aux banques d’investissements, mais aussi aux gouvernements d’États souverains étrangers, pour dire que les projets de Total d’exploration pour des gisements d’hydrocarbures doivent s’arrêter maintenant. Je pense que cela dépasse un peu les pouvoirs d’une juridiction », a-t-il estimé.
Des affaires nouvelles
De quel côté penchera la balance ? Difficile de faire des pronostics, faute de précédents. « Les affaires relatives au devoir de vigilance des multinationales sont nouvelles », explique à Reporterre Me Sébastien Mabile, l’autre avocat de la coalition. Cinq seulement ont été jugées en première instance par le tribunal de Paris. En décembre 2023, La Poste a ainsi été condamnée dans un dossier impliquant l’emploi de travailleurs sans papiers par des sous-traitants. Les quatre autres ont été jugées irrecevables : contre le plan de vigilance de TotalÉnergies, contre le projet Eacop de TotalÉnergies en Ouganda, contre une usine de Suez au Chili responsable d’une contamination de l’eau potable et contre un projet éolien géant qu’EDF a tenté d’imposer au Mexique sans consulter les populations autochtones. Ces deux dernières affaires ont également donné lieu à des appels qui ont été examinés le mardi après-midi par la cour d’appel de Paris.
Sans trop s’avancer, Me Mabile nourrit l’espoir que la nouvelle chambre dédiée à ces dossiers relatifs au devoir de vigilance des multinationales prendra mieux en compte les enjeux écologiques et humains. « Ces affaires sont à la croisée de différents droits : droits humains, droit de l’environnement, droit des sociétés et évidemment droit du climat, explique-t-il à Reporterre. On a besoin de magistrats qui ont des expériences et des compétences diverses. »